Le Rêve – Partie III

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Johann Heinrich Fussle, Le rêve du berger, 1753

 

Seconde Partie

– Sois gentil mon vieux, sers-moi un p’tit rhum. commanda un homme, la quarantaine, affreusement maigre, au barman qui lui faisait face de l’autre côté du comptoir. Le client avait la mine grise et les cheveux hirsutes, il portait un costume de velours côtelé élimé de toutes parts. Son corps tout entier semblait sujet aux convulsions, lorsqu’il porta à ses lèvres le verre d’ambre jaune, des gouttes d’alcool tombèrent sur ses genoux qui s’entrechoquaient frénétiquement. Il ne le remarqua pas et continua à boire, le regard fixé au fond du verre à présent à moitié-vide. Au bout d’un moment, il redressa la tête et ses yeux s’arrêtèrent sur une pancarte placée derrière le bar.

– L’É-gli-se, lut-il à voix haute. Avant qu’elle m’quitte, j’racontais tout le temps à ma femme que j’allais à l’église quand j’en avais assez de sa gueule. J’y allais tous les soirs, chaque matin et chaque midi. Elle m’croyait très pieux la conne !

Puis un jour elle a compris que « L’église » c’était le nom d’ce trou à rat… j’m’en suis pris plein la gueule. Enfin, j’m’en fous maintenant. Quelle conne celle-là, vraiment. Rien à en tirer., marmonnait-il, les paupières mi-closes, s’adressant à soi-même comme aux piliers de bar qui l’entouraient sans l’écouter.

Le lieu était éclairé par une multitude de bougies, pour la plupart roses et blanches, coincées dans des bouteilles vides sur lesquelles des trainées de cire s’étaient refroidies. Le propriétaire de l’établissement ne cessait de lorgner sur des « poulettes » qui s’enfilaient shooter sur shooter, le brave gaillard attendait sans doute un moment propice pour leur offrir son intimité en échange de quelques whisky soda généreusement offerts par la maison. Entre mépris et fascination, j’analysais ce spectacle quand une voix glaçante m’interpela : – J’te connais, toi.

Je me retournai sur-le-champ, l’homme au costume de velours me dévisageait en me pointant du doigt. Ses yeux étaient teintés de rouge, ils ne me lâchaient pas. Ils m’étaient étrangement familiers, je ne pouvais m’en détourner. Soudain, le cadre, le directeur, les poulettes et les habitués s’évanouirent en un seul mouvement. Je restai nez à nez avec l’homme au costume de velours mais ce n’étaient plus des particules d’air qui nous séparaient l’un de l’autre, c’était un miroir. Il était devenu mon reflet et j’étais devenue le sien. Il me fit un clin d’œil que je lui rendis malgré moi avant d’atterrir instantanément sur le toit d’un bâtiment élevé au-dessus de rues illuminées par des décorations de Noël. Alignés entre le rebord de fenêtres d’immeubles haussmanniens, des flocons de neige, sapins et sucres d’orge scintillants surplombaient les pavés. J’avais très froid, le vent m’enveloppait la gorge et les mains. Puis j’entendis l’écho de plusieurs voitures roulant à pas lents, l’écho se rapprocha rapidement, il fut rejoint par le murmure d’une foule, au moins deux cents personnes. Parées de noir, elles suivaient des corbillards positionnés en file indienne. Les piétons cheminaient en rang serré, je ne pouvais voir leur visage qui, drapé dans un foulard, rendait la marche funèbre bien plus morbide qu’elle ne l’était déjà. Tout d’un coup, j’eus la sensation que l’on me fit un croche pied et je chutai du toit pour m’échouer sur le sol d’un salon rococo. C’était une pièce dans des tons pastel arrangée de manière extravagante, moquette fleurie, papier peint fleuri et coussins, eux-aussi, fleuris. Quelques arabesques, d’ici de là, entre deux fauteuils imitation Louis XV.

– En voilà une nouvelle cargaison mon pauvre Arnold… Quand est-ce que tout cela cessera ?, se lamenta une femme coiffée de bigoudis, maquillée à la truelle, qui se tenait à une fenêtre dirigée sur la rue.

– C’est la fin du monde, Philomène, la fin du monde. Encore hier, j’ai appris des voisins du dessous que les Ernest avaient perdu leur garçon… , lui répondit son mari, un homme à l’apparence aussi flasque que celle d’un mollusque, son ventre découvert pendait jusqu’au début des cuisses, il avait néanmoins des jambes squelettiques qui lui donnaient une allure particulièrement comique.

– Le petit Georges ? Pauvre enfant, pauvres parents … Je l’adorais ce petit Georges, si joyeux, si mignon, un bon petit gars

– On dit que cet être infâme assassine tous ceux qu’il a pu croiser sur son chemin. C’est un véritable fléau, Philomène, un véritable fléau.

– Tu es la prochaine., me souffla-t-on à l’oreille. Tétanisée, je fis volte-face, une forme humaine était projetée sur le papier peint fleuri. C’était l’ombre de l’homme au costume de velours. Prise de panique, je me mis à courir en direction de la porte d’entrée et aussitôt je quittai le sol pour me rapprocher du plafond, le corps à l’horizontale, comme pour échapper à l’ombre de l’ivrogne. Dans le hall de l’immeuble se trouvait un vieil ascenseur en fer forgé, je dus m’y reprendre à trois fois pour faire fonctionner le bouton qui servait à l’appeler. Derrière moi, je sentais l’ombre s’avancer perversement, tel un loup chassant une proie dont il ne ferait qu’une bouchée au moindre coup de griffe. Par miracle, je réussis à l’éviter et me rendis à la sortie de l’immeuble. Toujours à l’horizontale, je traversai et me cachai dans des ruelles, demeures et boutiques de la ville mais l’homme en velours paraissait connaître à l’avance mes attentions. Il me poursuivit sans relâche, je finis épuisée et c’est ainsi qu’il parvint à me saisir le pied en sautant sur place. Alors, je me souvins de cette écharde qui me poussait à la plante, je l’attrapai et la fichai dans les yeux du meurtrier. Dorénavant aveugle, quiconque l’avait rencontré aurait encore une chance de lui survivre.

Victoria Nguyen Cong Duc

Première Partie

Seconde Partie

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